Un bébé aigle, échappé du nid, tombe du haut d’un escarpement rocheux et atterri dans un poulailler. Les poules le prennent sous leurs ailes et l’élèvent, pendant de longs mois, jusqu’à ce qu’il devienne adulte. Il passe alors plusieurs années dans ce poulailler, sans trop voler, picorant de-ci delà, comme ses consœurs, si bien qu’il finit par ressembler un peu à une poule.

 

Arrive alors ce jour étrange où un aigle de passage se pose non loin de là et le regarde vivre, pendant une bonne heure. Il s’approche ensuite lentement du poulailler, l’aborde discrètement et se met à lui parler :

« Bonjour mon ami. Je t’observe depuis un long moment. Que fais-tu donc ici ? Sais-tu que tu n’es pas une poule mais un aigle et que ta place n’est pas de vivre au ras du sol dans cet enclos, mais dans les hautes altitudes et les vastes paysages ?»

L’aiglon, hébété, se met à rigoler au bec et à la barbe de l’intrus, puis se fâche.

« Qu’est-ce que tu me racontes là ! Fiche-moi donc la paix avec tes inepties de prétentieux, lui rétorque-t-il. Je ne t’ai rien demandé ! Retourne donc chez toi !»

Pendant ce bref échange, les poules se sont vite enfournées dans leur baraque, toutes pétries de frayeur face à la prestance du grand oiseau visiteur.

Ce dernier continue de converser avec son confrère, tentant encore de le persuader :

– Tu ne me crois pas bien sûr. Si tu savais ce que tu rates ! Rester ainsi à becqueter des vermisseaux sur quelques mètres carrés ! Tu n’es pas fait pour ça ! Veux-tu rester ici et vivoter tel une poule ou bien veux-tu vivre ta véritable vie d’aigle ? Cela ne tient qu’à toi. Aujourd’hui est un jour béni pour toi, mais tu n’en as pas encore conscience. Il te suffirait d’un petit rien pour que ta vie change, devienne réelle et prenne une tout autre dimension ! C’est pour ton bien que je te déclare tout cela. Mais… je te laisse méditer tranquillement. Je reviendrai te visiter plus tard. A bientôt !

Et sur ces mots, le splendide animal, d’un majestueux coup d’ailes, s’envola dans la lumière et disparut dans le ciel.

Quelques jours plus tard, voici que le grand oiseau est de retour. Il approche à nouveau le poulailler, puis son jeune confrère qui béquette quelques vermisseaux.

« Bonjour bel oiseau ! Tu te rappelles de moi ? lui demande-t-il.

– C’est encore toi ? Répond le jeunot. Non, je ne t’ai pas oublié. Que me veux-tu donc encore ?

– Ça te dirait d’aller faire une petite promenade ?

– Tu me demande ça ? Mais tu vois bien que je ne peux pas sortir de l’enclos grillagé !

– Tu ne réponds pas à ma question ! Aimerais-tu aller faire une promenade ?

– Pourquoi pas ! Oui, mais comment je vais sortir d’ici ?

– Tu te poses ce genre de question ?! Mais il me semble que tu as des ailes pour voler et sortir de l’enclos !

– Des ailes ? Oui, mais elles sont inefficaces ! Tu sais comme moi que les poules volent très mal !

– N’as-tu donc jamais essayé de voler ?

– Pour quoi faire ?

– Pour t’élever dans les airs et aller où bon te semble.

– Encore, tu me remets ça ?!

– Oui, car tu n’es pas une poule mais un aigle. Combien de fois faudra-t-il que je te le répète ? Pourquoi crois-tu que je sois revenu et que je cherche à te convaincre ? Sinon pour t’aider à sortir de ta condition.

– Mais je suis très bien ici ! Je te l’ai déjà dit !

– Tu pourrais être mille fois mieux ! Je te l’assure !

– Pffff !

Le grand aigle réfléchi, réfléchi, essayant de trouver une stratégie, une astuce, qui pourrait semer le trouble chez le jeune oiseau afin de le convaincre. Il semble perplexe car le jeunot est têtu et incrédule. Au fond, a-t-il le droit de forcer ce petit être à sortir de son étrange illusion ? Lorsqu’une idée surgit en lui. Il réfléchit intensément. Oui, se dit-il, ce serait pas mal d’opérer ainsi…

Le grand oiseau semble avoir trouvé une solution. Pendant ce temps, le jeune aigle s’est éloigné et s’est remis à picorer. L’aigle déploie soudainement ses superbes ailes, s’élève dans les airs, au-dessus du poulailler et fait un vol stationnaire, puis subitement plonge sur le jeune aigle. Les poules, effrayées, s’engouffrent dans leur maison. Les grandes serres de l’animal empoignent et le soulèvent le jeune volatile. Il se débat mais ne peux pas faire grand-chose. Et voici que les deux aigles s’envolent dans le ciel.

– Mais que fais-tu donc ? lui demande le jeunot, en plein ciel.

– Nous allons faire une promenade !

– Tu as tout de même du toupet de m’arracher ainsi à ma maison ! Tu n’as pas de cœur ! Tu es méchant !

L’aigle ne répond pas et continue son vol. Il arrive au-dessus d’un petit lac collinaire, entame une descente vertigineuse, fait un léger sur-place en freinant au niveau de la berge, toutes ailes grandes ouvertes, et dépose délicatement l’aiglon dans l’herbe.

– C’est malin ! Qu’est-ce qu’on fait ici ? lui clame-t-il, très en colère.

Le grand aigle referme ses ailes, sans rien dire, fixe le jeunot droit dans les yeux et lui dit : approche-toi de l’eau, monte sur cette pierre, penche la tête et regarde en direction de la surface…

L’aiglon, bougon et renfrogné, s’approche de la pierre qui baigne dans l’eau, monte dessus, baisse la tête et regarde.

Un grand cri traverse la vallée, ricoche sur la lisière de la forêt, sur les eaux du petit lac et revient vers son expéditeur, qui vient de faire un grand bon en arrière, tombant à la renverse, juste au niveau des pattes de l’aigle. Celui-ci sourit intérieurement et ne dit point mot.

– Tu m’as ensorcelé ! Tu m’as montré une image de tête d’aigle dans cette espèce de truc liquide ! Tu es un sorcier ! lui clame l’aiglon.

– Pas du tout ! Tu viens tout simplement de découvrir ton véritable visage ! Celui d’un aigle… Je t’ai déjà dit que je suis là pour t’aider et te délivrer de tes croyances limitantes et idiotes ! Remets-toi de tes émotions et reviens tout doucement vers l’eau afin de te regarder à nouveau, sans avoir peur de l’image de ton visage.

L’aiglon, se remet sur ses pattes, s’ébroue et, curieusement, avance tout doucement vers la pierre, grimpe… et redescend à reculons.

– Je comprends ton appréhension. C’est tellement nouveau pour toi ! Si tu savais comme je suis heureux ! Prends ton temps et reviens vers l’eau afin de te découvrir.

Le jeune oiseau ne dit mot, regarde l’aigle, regarde l’eau, se retourne encore une fois, les yeux écarquillés, puis avance lentement vers la surface liquide, mouvante et réfléchissante. Sa tête se baisse. Un frisson étreint son corps. Cette fois-ci, il s’immobilise. Seule une petite brise, traversant les branches et les feuilles, rompt le silence. La scène est magnifique. Le grand aigle, immobile et heureux, regarde l’aiglon se mirant dans l’eau, immobile lui aussi, mais pour d’autres raisons. De longues minutes s’égrènent. Puis le jeune oiseau se retourne et regarde l’aigle. Il ne sait que dire.

– Me crois-tu à présent ? lui demande l’aigle.

L’aiglon ne répond pas. Il regarde à droite, à gauche, vers le ciel et semble suivre un nuage qui traverse l’azur.

– Et oui, vois-tu, tu pourras très bientôt approcher ce nuage et bien d’autres, découvrir des contrées et des paysages merveilleux encore inconnus, planer en utilisant les vents, d’un simple coup d’aile ! Ça valait bien le coup que je t’emmène ici de force. Mais à présent il faut que nous rentrions. Je dois te ramener à ton « chez toi » provisoire de la même façon que tout à l’heure, en te portant. Je ne vais pas te demander de voler. Aujourd’hui, tu as fait un tel bon en avant !

L’aiglon fait « oui » de la tête. Son regard a changé, il semble s’être apaisé tout en exprimant une sorte de profond mystère.

– La nuit approche. Il faut rentrer. Allez ! On y va ! fait l’aigle.

L’aiglon baisse la tête et gonfle ses plumes. L’aigle plane à présent au-dessus de lui puis descend lentement, l’enserre juste ce qu’il faut, le soulève, et voici nos deux compères qui s’en retournent vers le poulailler.

L’aigle, très ému, dépose délicatement l’aiglon dans l’enclos. Voilà, je te laisse à tes ami(e)s. Au-revoir ! Je vais revenir dans quelques jours. Je t’apprendrai à voler. Tu vas voir comme c’est beau ! Bonne nuit !

Et d’un grand coup d’aile le bel oiseau monte vers le ciel et disparait.

Et d’un petit coup d’aile l’aiglon lui fait « au revoir ! ».

 

Cette histoire-métaphore, ne touche-t-elle pas quelque chose d’essentiel au cœur de nous-même ?

Elle peut être comprise à plusieurs niveaux. La compréhension totale du dernier niveau peut être cruciale pour l’avenir de l’humanité.

Nous sommes tous, peu ou prou, des Aigles-Poules.

 

Un petit rien du tout.

Un tout petit peu de toupet.

Et toutes nos vieilles croyances peuvent s’envoler…

 

 

Pierre LAUTIER

Juillet 2022

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